INTRODUCTION
La postérité a retenu de Rousseau la fougue de ses passions. Passions pour la liberté et la justice, passions pour les femmes et la nature.
Au dire de Jean-Jacques lui-même,
la botanique a été l'une des grandes passions de sa vie.
Bien qu'elle soit apparue de façon tardive,
puisqu'il avait 50 ans lorsqu'il
s'y adonne pour la première fois de façon sérieuse,
on peut affirmer qu'elle imprègne toute sa vie. Etant
donné l'importance accordée
par Rousseau à la botanique, on peut se demander quel rôle
elle a joué et quelle place elle a occupée dans
son oeuvre.
Un grand nombre de travaux ont
déjà traité de ce sujet. Il s'agit, dans la plupart
des cas, de courts articles, qui ne s'attardent qu'à un seul
aspect de la botanique dans
l'oeuvre de Rousseau. Il y a bien un livre qui a été écrit
sur ce propos: Jean-Jacques Rousseau als Botaniker
par Albert Jansen. Bien que
publié en 1885, ce livre demeure le plus complet sur la question.
L'avantage du présent
travail sur les précédents, c'est qu'il dispose d'un outil
extraordinaire, mis au service des chercheurs par le regretté
R. A. Leigh: La Correspondance
complète de Rousseau. Commencée en 1965, l'édition
de ces lettres a été menée à terme il y a quelques
années à peine.
On ne peut tarir d'éloges pour cet ouvrage titanesque qui donne
en plus de nombreux documents complémentaires très
utiles.
Nous nous servirons de la Correspondance
complète pour rassembler, dans la première partie du travail
qu'on peut qualifier
d'introductive, tous les éléments
biographiques concernant la botanique. Bien sûr, les Confessions
seront très utiles aussi, de même que
les Rêveries et les autres
oeuvres de Rousseau.
Il faudra, pour rendre cette
première partie complète, se représenter l'environnement
social et scientifique de la deuxième moitié du
XVIIIème siècle.
Là encore, un livre exceptionnel permettra de brosser un tableau
minutieux de l'époque. Il s'agit du Sentiment de la
nature en France au XVIIIème
siècle, de Daniel Mornet, qui situe Rousseau par rapport aux modes
et aux idées populaires durant la
période qui nous intéresse.
La deuxième partie du
travail se propose de faire le tour de l'utilisation littéraire
de la botanique dans les textes non scientifiques. Plusieurs
travaux, on l'a vu, ont traité
déjà de la botanique dans l'oeuvre de Rousseau et la plupart
le font justement selon l'approche littéraire. On
en fera ici la synthèse.
Parmi les plus intéressants, il faut mentionner ceux publiés
sous la direction de Jean Sgard à l'occasion du colloque
international de Nice sur Rousseau
et Voltaire en 1978. Sous le thème de Les mots et les fleurs (sur
une page des Rêveries), les
participants au colloque ont
abordé différents aspects de l'écriture et de la botanique.
D'autre part, le chapitre sur
les amitiés végétales dans l'ouvrage de Jean Starobinski,
la Transparence et l'obstacle, aborde la botanique
chez Rousseau selon une optique
psychanalytique, ce qui permettra d'établir le rôle de la
botanique dans la vie et l'oeuvre du philosophe.
Enfin, les grands thèmes
souvent abordés chez Rousseau, le souvenir, les paradis perdus et
les femmes, seront rappelés mais cette fois en
exploitant les liens associatifs
qui les rattachent à la botanique.
La troisième partie développera
une approche que nous croyons nouvelle en ce qui regarde Rousseau. On connaissait
le philosophe et
l'écrivain, de même
que le pédagogue, mais il restait à découvrir le vulgarisateur.
Il faudra d'abord démontrer que Rousseau possédait une
compétence suffisante
pour initier les néophytes. La Correspondance complète permettra
de faire le point sur les connaissances acquises
par Rousseau, le plus souvent
de façon autodidacte. La même source documentaire permettra
de mettre en lumière tous les contacts qu'il
a pu établir avec les
érudits de botanique. Il sera possible aussi de connaître
les positions de Rousseau dans les débats scientifiques en
cours et de découvrir
ses réalisations botaniques antérieures à l'écriture
de vulgarisation. Enfin, sous l'éclairage de toutes les informations
données précédemment,
il restera à analyser ses écrits botaniques scientifiques
les Lettres sur la botanique et le Dictionnaire de
botanique, de façon à
mettre en évidence leurs structures et leurs procédés
d'écriture propres. En terminant, il est tout de même
paradoxal de constater qu'un
homme qui s'est acharné contre les arts et les sciences a produit
des textes justement destinés à faciliter
l'accès à la science.
On devra, tout au long du travail, faire face à certaines de ces
contradictions déroutantes propres à Jean-Jacques
Rousseau.
Il est parfois difficile de trouver
des documents où il soit question de la jeunesse d'un auteur, mais
nous avons la chance, dans le cas de
Rousseau, de posséder
un document biographique exceptionnel: Les Confessions. Malgré une
certaine subjectivité, parce qu'il est de la
main de l'auteur, tout l'intérêt
de ce texte réside en ce que Rousseau, disposant, en 1766, de recul
sur sa jeunesse, retrace lui-même
l'apparition de ses traits de
caractère et explique l'influence déterminante qu'ils auront
plus tard. Ainsi, l'auteur explique que l'amour de la
nature et l'intérêt
pour la botanique sont des éléments importants de sa personnalité
qui trouvent leur origine dans sa tendre enfance.
Alors qu'il n'est âgé
que de dix ans, Rousseau est envoyé avec son cousin au presbytère
de Bossey où il séjournera de 1722 à 1724. Il
n'avait connu, jusqu'alors,
que le milieu urbain de Genêve et ce premier contact avec la campagne
sera pour lui un véritable coup de
foudre:
La campagne était pour
moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris pour elle
un goût si vif qu'il n'a jamais pu
s'éteindre. Le souvenir
des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour,
et ses plaisirs dans tous les ages, jusqu'à celui
qui m'y a ramené. (A)
A Bossey, la vie se passe sans
autres soucis que les jeux, les études et quelques travaux de jardinage.
Ces menus détails de la vie courante
figurent parmi ses meilleurs
souvenirs (B), et la séparation d'avec ce petit paradis apparaît
comme une véritable chute:
Nous cessames de cultiver nos
petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus grater légerement
la terre et crier de joye en
découvrant le germe du
grain que nous avions semé. (OCI p.21)
"La grande histoire du noyer
de la terrasse" (OCI p.22-24) reste l'un des points culminants de ce séjour
et il serait malséant de le passer
sous silence. On apprend, dans
ce passage, comment Rousseau et son cousin, désireux d'imiter M.
Lambercier qui vient de planter un
noyer, plantent à leur
tour une tige de saule et lui amènent de l'eau au moyen d'un ingénieux
système d'aqueduc qui sera découvert et
détruit (C). Le contact
avec la nature, avec les plantes surtout, associé à un moment
heureux de son enfance contribuera sans aucun
doute à favoriser la
passion de Rousseau pour le monde végétal.
Mais la période la plus
marquante de sa vie reste à venir. C'est celle qui s'étend
de 1728 à 1739, alors qu'il vit auprès de madame de
Warens, et plus particulièrement
les années 1736 à 1739, durant ce qu'il est convenu d'appeler
l'idylle des Charmettes. Nous reviendrons
un peu plus loin sur les circonstances
dans lesquelles Rousseau a rencontré cette femme et sur tout ce
qu'elle a été dans sa vie (D). Dans
l'optique qui, pour l'instant,
est la nôtre, nous retiendrons d'elle qu':
elle ne laissa pas de prendre
le gout que son père avoit pour la medecine empyrique et pour l'alchymie:
elle faisoit des élixirs, des
teintures, des baumes, des magistéres,
elle prétendoit avoir des secrets. (OCI p.50)
Madame de Warens avait donc une
très forte prédilection pour les drogues, et afin de mieux
satisfaire son engouement, elle s'est attaché
les services de Claude Anet:
C'étoit, comme je crois
l'avoir dit, un paysan de Moutru qui dans son enfance herborisait dans
le Jura pour faire du thé de Suisse, et
qu'elle avoit pris à
son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un
herboriste dans son laquais. Il se passionna si
bien pour l'étude des
plantes, et elle favorisa si bien son gout qu'il devint un vrai herboriste,
et que s'il ne fut mort jeune il se seroit
fait un nom dans cette science,
comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. (OCI p.177)
Claude Anet sera un rival pour
Rousseau, qui en parle toujours avec une certaine ironie, mais il sera
aussi un modèle de passion
botanique:
Le contentement que je voyais
dans les yeux d'Anet revenant chargé de plantes nouvelles me mit
deux ou trois fois sur le point d'aller
herboriser avec lui. Je suis
presque assuré que si j'y avois été une seule fois
cela m'auroit gagné, et je serois peut-être aujourd'hui un
grand botaniste: (OCI p.180)
Claude Anet ne comptait pas pour
rien auprès de madame de Warens. Cette dernière avait pour
projet de fonder un jardin botanique à
Chambéry (E) et la place
de démonstrateur aurait été bien évidemment
occupée par son propre herboriste (F).
Mais ce projet dont l'execution
m'eut probablement jetté dans la botanique pour laquelle il me semble
que j'étois né, manqua par un
de ces coups inattendus qui
renversent les desseins les mieux concertés. [...] Dans une course
qu'Anet avoit faite au haut des
montagnes pour aller chercher
du Génipi, plante rare qui ne croit que sur les Alpes et dont M
Grossi avoit besoin, ce pauvre garçon
s'échauffa tellement
qu'il gagna une pleuresie dont le Génipi ne put le sauver, quoiqu'il
y soit, dit-on, spécifique... (OCI p.204-205)
Il faut noter comment Rousseau
ridiculise à la fois son rival et le métier d'apothicaire,
l'un et l'autre semblent avoir droit à un égal dédain.
Il semblerait que son aversion
pour les drogues se soit manifestée pour la première fois
auprès de madame de Warens:
Maman, qui l'aimoit [la botanique],
n'en faisoit pas elle-même un autre usage [usage d'apothicaire];
elle ne recherchoit que les
plantes usuelles pour les appliquer
à ses drogues. Ainsi la botanique, la chymie et l'anatomie confondues
dans mon esprit sous le nom
de médecine, ne servoient
qu'à me fournir des sarcasmes plaisans toute la journée,
et à m'attirer des soufflets de tems en tems. (OCI
p.180)
Sans doute est-ce parce que la
préparation de drogues, trop prenante, le privait de la jouissance
de sa maîtresse qu'il s'en est fait un
farouche adversaire. Le jeune
Rousseau ne devait pas manquer une occasion de gêner ce genre de
cuisine, comme le laissent croire les
taquineries de ce passage souvent
cité des Confessions:
Quelquefois la voyant empressée
autour d'un fourneau, je lui disois: Maman, voici un duo charmant qui m'a
bien l'air de faire sentir
l'empyreume (G) à vos
drogues. Ah par ma foi, me disoit-elle, si tu me les fais bruler je te
les ferai manger. Tout en disputant je
l'entraînois à
son clavecin: on s'y oublioit; l'extrait de geniéve ou d'absynthe
étoit calciné, elle m'en barbouilloit le visage, et tout
cela
étoit délicieux.
(OCI p.181)
Mais les plantes et madame de
Warens n'ont pas toujours été associées par le biais
des drogues, heureusement. Les promenades de
Rousseau et de sa protectrice
resteront des souvenirs beaucoup plus vivants et plus gais:
Après le diné nous
gagnames l'ombre sous de grands arbres où tandis que j'amassais
des brins de bois sec pour faire notre caffé,
Maman s'amusoit à herboriser
parmi les broussailles, et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant
je lui avois ramassé elle me fit
remarquer dans leur structure
mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devoient
me donner du gout pour la botanique,
mais le moment n'étoit
pas venu; j'étois distrait par trop d'autres études. (OCI
p.245)
Ce lien qui unit madame de Warens
à la nature contribuera fortement à favoriser l'intérêt
de Rousseau pour la botanique. Il faut noter
aussi, dans ce passage, comment
l'autobiographe, qui jouit d'un certain recul sur sa propre vie, explique
l'apparition de cette passion pour
les plantes. Il a dû être
sérieusement distrait par ces autres études dont il est question,
car la botanique est restée en gestation durant plus
de vingt ans.
On trouve aussi, dans les rares
lettres de jeunesse de Rousseau qui nous sont parvenues et qui nous serviront
de documents
complémentaires, des
informations supplémentaires sur les activités alchimiques
de madame de Warens. Dans la première que nous
avons retenue, Rousseau fait
une emplette de graines pour madame de Warens, sans doute pour ses fameuses
préparations de drogues. Il
est alors, le 19 avril 1741,
précepteur chez Mably:
Je vous envoie, Ma très
Chère Maman, touttes les graines que j'ai pu trouver; j'ai eu si
peu de tems pour cette recherche que je ne me
flatte pas d'avoir réussi
a vôtre contentement. [Rousseau explique ensuite qu'il est allé
à une séance publique de l'académie]. C'est ce
qui m'a empéché
de donner tout le tems necessaire a vôtre commission, les graines
que je vous envoie sont cependant fort belles, mais
si vous voulez, j'écrirai
à M. de La Roque pour avoir de ces graines respectables qui font
le sujet de vôtre admiration. Je vous envoie
aussi de la graine d'Amarante
que j'avois oubliée dans mon paquet précédent, [...]
(H)
Dans L144, on découvre
que Rousseau n'était pas encore aussi réticent qu'il voudra
bien l'être plus tard à propos de l'usage des drogues.
Le 26 août 1748, alors
qu'il est à Paris et qu'il collabore à l'Encyclopédie,
Rousseau décrit à madame de Warens ses maux et les remèdes
qu'il leur apporte:
[Rousseau énumère
d'abord ses malaises: colique néphrétique, fièvre,
ardeur et rétention d'urine, vomissements et flux de ventre
excessif]. J'ai fait mille remèdes
inutiles, j'ai pris l'émétique (I), et en dernier lieu le
symarouba (J); le vomissement est calmé; mais
je ne digère plus du
tout. [...] On m'a conseillé l'usage de l'extrait de genièvre,
mais il est ici bien moins bon, et beaucoup plus cher,
que dans nos montagnes.