PLACE ET RÔLE DE LA BOTANIQUE DANS L'OEUVRE DE ROUSSEAU

Mémoire de maîtrise

par Sylvain Rheault

Département d'études françaises

Faculté des arts et des sciences

Université de Montréal

Septembre, 1989


 

INTRODUCTION

La postérité a retenu de Rousseau la fougue de ses passions. Passions pour la liberté et la justice, passions pour les femmes et la nature.

Au dire de Jean-Jacques lui-même, la botanique a été l'une des grandes passions de sa vie. Bien qu'elle soit apparue de façon tardive,
puisqu'il avait 50 ans lorsqu'il s'y adonne pour la première fois de façon sérieuse, on peut affirmer qu'elle imprègne toute sa vie. Etant
donné l'importance accordée par Rousseau à la botanique, on peut se demander quel rôle elle a joué et quelle place elle a occupée dans
son oeuvre.

Un grand nombre de travaux ont déjà traité de ce sujet. Il s'agit, dans la plupart des cas, de courts articles, qui ne s'attardent qu'à un seul
aspect de la botanique dans l'oeuvre de Rousseau. Il y a bien un livre qui a été écrit sur ce propos: Jean-Jacques Rousseau als Botaniker
par Albert Jansen. Bien que publié en 1885, ce livre demeure le plus complet sur la question.

L'avantage du présent travail sur les précédents, c'est qu'il dispose d'un outil extraordinaire, mis au service des chercheurs par le regretté
R. A. Leigh: La Correspondance complète de Rousseau. Commencée en 1965, l'édition de ces lettres a été menée à terme il y a quelques
années à peine. On ne peut tarir d'éloges pour cet ouvrage titanesque qui donne en plus de nombreux documents complémentaires très
utiles.

Nous nous servirons de la Correspondance complète pour rassembler, dans la première partie du travail qu'on peut qualifier
d'introductive, tous les éléments biographiques concernant la botanique. Bien sûr, les Confessions seront très utiles aussi, de même que
les Rêveries et les autres oeuvres de Rousseau.

Il faudra, pour rendre cette première partie complète, se représenter l'environnement social et scientifique de la deuxième moitié du
XVIIIème siècle. Là encore, un livre exceptionnel permettra de brosser un tableau minutieux de l'époque. Il s'agit du Sentiment de la
nature en France au XVIIIème siècle, de Daniel Mornet, qui situe Rousseau par rapport aux modes et aux idées populaires durant la
période qui nous intéresse.

La deuxième partie du travail se propose de faire le tour de l'utilisation littéraire de la botanique dans les textes non scientifiques. Plusieurs
travaux, on l'a vu, ont traité déjà de la botanique dans l'oeuvre de Rousseau et la plupart le font justement selon l'approche littéraire. On
en fera ici la synthèse. Parmi les plus intéressants, il faut mentionner ceux publiés sous la direction de Jean Sgard à l'occasion du colloque
international de Nice sur Rousseau et Voltaire en 1978. Sous le thème de Les mots et les fleurs (sur une page des Rêveries), les
participants au colloque ont abordé différents aspects de l'écriture et de la botanique.

D'autre part, le chapitre sur les amitiés végétales dans l'ouvrage de Jean Starobinski, la Transparence et l'obstacle, aborde la botanique
chez Rousseau selon une optique psychanalytique, ce qui permettra d'établir le rôle de la botanique dans la vie et l'oeuvre du philosophe.
Enfin, les grands thèmes souvent abordés chez Rousseau, le souvenir, les paradis perdus et les femmes, seront rappelés mais cette fois en
exploitant les liens associatifs qui les rattachent à la botanique.

La troisième partie développera une approche que nous croyons nouvelle en ce qui regarde Rousseau. On connaissait le philosophe et
l'écrivain, de même que le pédagogue, mais il restait à découvrir le vulgarisateur. Il faudra d'abord démontrer que Rousseau possédait une
compétence suffisante pour initier les néophytes. La Correspondance complète permettra de faire le point sur les connaissances acquises
par Rousseau, le plus souvent de façon autodidacte. La même source documentaire permettra de mettre en lumière tous les contacts qu'il
a pu établir avec les érudits de botanique. Il sera possible aussi de connaître les positions de Rousseau dans les débats scientifiques en
cours et de découvrir ses réalisations botaniques antérieures à l'écriture de vulgarisation. Enfin, sous l'éclairage de toutes les informations
données précédemment, il restera à analyser ses écrits botaniques scientifiques les Lettres sur la botanique et le Dictionnaire de
botanique, de façon à mettre en évidence leurs structures et leurs procédés d'écriture propres. En terminant, il est tout de même
paradoxal de constater qu'un homme qui s'est acharné contre les arts et les sciences a produit des textes justement destinés à faciliter
l'accès à la science. On devra, tout au long du travail, faire face à certaines de ces contradictions déroutantes propres à Jean-Jacques
Rousseau.
 

1. LA BOTANIQUE, UNE PASSION EN LATENCE

Cette première partie, introductive, rassemble les éléments qui permettront de situer Rousseau en 1762 alors qu'il découvre en la botanique un passe-temps scientifique. Nous allons d'abord cerner l'homme, puis son époque, avant de le suivre dans ses premiers balbutiements botaniques.

1.1. Des relations intimes avec la nature

A l'aide des textes de Rousseau, nous allons tenter de mettre à jour les racines de sa passion pour la nature en général, passion qui le conduira à la pratique de la botanique. Ses premiers contacts avec la flore, il faut aller les chercher dans ses tendres années de jeunesse. Là se serait forgé cet amour de la nature qui ne le quittera jamais. Là aussi se serait formé ce germe d'intérêt pour la botanique qui restera ensuite en latence 22 ans, pour éclore enfin en 1762. Durant cette période, Rousseau séjournait loin de la nature, à Paris, ou était occupé à la rédaction de ses romans à l'Ermitage et à Mont-Louis. Les textes dont nous nous servirons plus spécifiquement seront ses écrits autobiographiques ainsi que les oeuvres rédigées avant 1762.
 
 

1.1.1. Le témoignage des Confessions et de la Correspondance

Il est parfois difficile de trouver des documents où il soit question de la jeunesse d'un auteur, mais nous avons la chance, dans le cas de
Rousseau, de posséder un document biographique exceptionnel: Les Confessions. Malgré une certaine subjectivité, parce qu'il est de la
main de l'auteur, tout l'intérêt de ce texte réside en ce que Rousseau, disposant, en 1766, de recul sur sa jeunesse, retrace lui-même
l'apparition de ses traits de caractère et explique l'influence déterminante qu'ils auront plus tard. Ainsi, l'auteur explique que l'amour de la
nature et l'intérêt pour la botanique sont des éléments importants de sa personnalité qui trouvent leur origine dans sa tendre enfance.

Alors qu'il n'est âgé que de dix ans, Rousseau est envoyé avec son cousin au presbytère de Bossey où il séjournera de 1722 à 1724. Il
n'avait connu, jusqu'alors, que le milieu urbain de Genêve et ce premier contact avec la campagne sera pour lui un véritable coup de
foudre:

La campagne était pour moi si nouvelle que je ne pouvois me lasser d'en jouir. Je pris pour elle un goût si vif qu'il n'a jamais pu
s'éteindre. Le souvenir des jours heureux que j'y ai passés m'a fait regretter son séjour, et ses plaisirs dans tous les ages, jusqu'à celui
qui m'y a ramené. (A)

A Bossey, la vie se passe sans autres soucis que les jeux, les études et quelques travaux de jardinage. Ces menus détails de la vie courante
figurent parmi ses meilleurs souvenirs (B), et la séparation d'avec ce petit paradis apparaît comme une véritable chute:

Nous cessames de cultiver nos petits jardins, nos herbes, nos fleurs. Nous n'allions plus grater légerement la terre et crier de joye en
découvrant le germe du grain que nous avions semé. (OCI p.21)

"La grande histoire du noyer de la terrasse" (OCI p.22-24) reste l'un des points culminants de ce séjour et il serait malséant de le passer
sous silence. On apprend, dans ce passage, comment Rousseau et son cousin, désireux d'imiter M. Lambercier qui vient de planter un
noyer, plantent à leur tour une tige de saule et lui amènent de l'eau au moyen d'un ingénieux système d'aqueduc qui sera découvert et
détruit (C). Le contact avec la nature, avec les plantes surtout, associé à un moment heureux de son enfance contribuera sans aucun
doute à favoriser la passion de Rousseau pour le monde végétal.

Mais la période la plus marquante de sa vie reste à venir. C'est celle qui s'étend de 1728 à 1739, alors qu'il vit auprès de madame de
Warens, et plus particulièrement les années 1736 à 1739, durant ce qu'il est convenu d'appeler l'idylle des Charmettes. Nous reviendrons
un peu plus loin sur les circonstances dans lesquelles Rousseau a rencontré cette femme et sur tout ce qu'elle a été dans sa vie (D). Dans
l'optique qui, pour l'instant, est la nôtre, nous retiendrons d'elle qu':

elle ne laissa pas de prendre le gout que son père avoit pour la medecine empyrique et pour l'alchymie: elle faisoit des élixirs, des
teintures, des baumes, des magistéres, elle prétendoit avoir des secrets. (OCI p.50)

Madame de Warens avait donc une très forte prédilection pour les drogues, et afin de mieux satisfaire son engouement, elle s'est attaché
les services de Claude Anet:

C'étoit, comme je crois l'avoir dit, un paysan de Moutru qui dans son enfance herborisait dans le Jura pour faire du thé de Suisse, et
qu'elle avoit pris à son service à cause de ses drogues, trouvant commode d'avoir un herboriste dans son laquais. Il se passionna si
bien pour l'étude des plantes, et elle favorisa si bien son gout qu'il devint un vrai herboriste, et que s'il ne fut mort jeune il se seroit
fait un nom dans cette science, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. (OCI p.177)

Claude Anet sera un rival pour Rousseau, qui en parle toujours avec une certaine ironie, mais il sera aussi un modèle de passion
botanique:

Le contentement que je voyais dans les yeux d'Anet revenant chargé de plantes nouvelles me mit deux ou trois fois sur le point d'aller
herboriser avec lui. Je suis presque assuré que si j'y avois été une seule fois cela m'auroit gagné, et je serois peut-être aujourd'hui un
grand botaniste: (OCI p.180)

Claude Anet ne comptait pas pour rien auprès de madame de Warens. Cette dernière avait pour projet de fonder un jardin botanique à
Chambéry (E) et la place de démonstrateur aurait été bien évidemment occupée par son propre herboriste (F).

Mais ce projet dont l'execution m'eut probablement jetté dans la botanique pour laquelle il me semble que j'étois né, manqua par un
de ces coups inattendus qui renversent les desseins les mieux concertés. [...] Dans une course qu'Anet avoit faite au haut des
montagnes pour aller chercher du Génipi, plante rare qui ne croit que sur les Alpes et dont M Grossi avoit besoin, ce pauvre garçon
s'échauffa tellement qu'il gagna une pleuresie dont le Génipi ne put le sauver, quoiqu'il y soit, dit-on, spécifique... (OCI p.204-205)

Il faut noter comment Rousseau ridiculise à la fois son rival et le métier d'apothicaire, l'un et l'autre semblent avoir droit à un égal dédain.
Il semblerait que son aversion pour les drogues se soit manifestée pour la première fois auprès de madame de Warens:

Maman, qui l'aimoit [la botanique], n'en faisoit pas elle-même un autre usage [usage d'apothicaire]; elle ne recherchoit que les
plantes usuelles pour les appliquer à ses drogues. Ainsi la botanique, la chymie et l'anatomie confondues dans mon esprit sous le nom
de médecine, ne servoient qu'à me fournir des sarcasmes plaisans toute la journée, et à m'attirer des soufflets de tems en tems. (OCI
p.180)

Sans doute est-ce parce que la préparation de drogues, trop prenante, le privait de la jouissance de sa maîtresse qu'il s'en est fait un
farouche adversaire. Le jeune Rousseau ne devait pas manquer une occasion de gêner ce genre de cuisine, comme le laissent croire les
taquineries de ce passage souvent cité des Confessions:

Quelquefois la voyant empressée autour d'un fourneau, je lui disois: Maman, voici un duo charmant qui m'a bien l'air de faire sentir
l'empyreume (G) à vos drogues. Ah par ma foi, me disoit-elle, si tu me les fais bruler je te les ferai manger. Tout en disputant je
l'entraînois à son clavecin: on s'y oublioit; l'extrait de geniéve ou d'absynthe étoit calciné, elle m'en barbouilloit le visage, et tout cela
étoit délicieux. (OCI p.181)

Mais les plantes et madame de Warens n'ont pas toujours été associées par le biais des drogues, heureusement. Les promenades de
Rousseau et de sa protectrice resteront des souvenirs beaucoup plus vivants et plus gais:

Après le diné nous gagnames l'ombre sous de grands arbres où tandis que j'amassais des brins de bois sec pour faire notre caffé,
Maman s'amusoit à herboriser parmi les broussailles, et avec les fleurs du bouquet que chemin faisant je lui avois ramassé elle me fit
remarquer dans leur structure mille choses curieuses qui m'amusèrent beaucoup et qui devoient me donner du gout pour la botanique,
mais le moment n'étoit pas venu; j'étois distrait par trop d'autres études. (OCI p.245)

Ce lien qui unit madame de Warens à la nature contribuera fortement à favoriser l'intérêt de Rousseau pour la botanique. Il faut noter
aussi, dans ce passage, comment l'autobiographe, qui jouit d'un certain recul sur sa propre vie, explique l'apparition de cette passion pour
les plantes. Il a dû être sérieusement distrait par ces autres études dont il est question, car la botanique est restée en gestation durant plus
de vingt ans.

On trouve aussi, dans les rares lettres de jeunesse de Rousseau qui nous sont parvenues et qui nous serviront de documents
complémentaires, des informations supplémentaires sur les activités alchimiques de madame de Warens. Dans la première que nous
avons retenue, Rousseau fait une emplette de graines pour madame de Warens, sans doute pour ses fameuses préparations de drogues. Il
est alors, le 19 avril 1741, précepteur chez Mably:

Je vous envoie, Ma très Chère Maman, touttes les graines que j'ai pu trouver; j'ai eu si peu de tems pour cette recherche que je ne me
flatte pas d'avoir réussi a vôtre contentement. [Rousseau explique ensuite qu'il est allé à une séance publique de l'académie]. C'est ce
qui m'a empéché de donner tout le tems necessaire a vôtre commission, les graines que je vous envoie sont cependant fort belles, mais
si vous voulez, j'écrirai à M. de La Roque pour avoir de ces graines respectables qui font le sujet de vôtre admiration. Je vous envoie
aussi de la graine d'Amarante que j'avois oubliée dans mon paquet précédent, [...] (H)

Dans L144, on découvre que Rousseau n'était pas encore aussi réticent qu'il voudra bien l'être plus tard à propos de l'usage des drogues.
Le 26 août 1748, alors qu'il est à Paris et qu'il collabore à l'Encyclopédie, Rousseau décrit à madame de Warens ses maux et les remèdes
qu'il leur apporte:

[Rousseau énumère d'abord ses malaises: colique néphrétique, fièvre, ardeur et rétention d'urine, vomissements et flux de ventre
excessif]. J'ai fait mille remèdes inutiles, j'ai pris l'émétique (I), et en dernier lieu le symarouba (J); le vomissement est calmé; mais
je ne digère plus du tout. [...] On m'a conseillé l'usage de l'extrait de genièvre, mais il est ici bien moins bon, et beaucoup plus cher,
que dans nos montagnes.

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